CHAPITRE TREIZE

 

Le lendemain de l’assassinat de Mountclemens, un seul sujet défrayait les conversations au Daily Fluxion.

Chacun s’arrêtait au bureau de Qwilleran pour bavarder avec lui. Son téléphone sonnait sans arrêt. Des lectrices l’assourdissaient de leurs cris en commentant la nouvelle. Plusieurs correspondants anonymes se déclarèrent satisfaits. L’un d’eux suggéra au journal d’offrir une récompense au meurtrier. Dix galeries de tableaux téléphonèrent pour demander qui rendrait compte de leurs expositions en mars. Une fillette de douze ans postula l’emploi de critique d’art.

La femme de chambre de Sandra Halapay appela pour annuler le rendez-vous avec Qwilleran, sans donner d’explication, aussi, à midi, se rendit-il au Club de la Presse avec Arch Riker, Odd Bunsen et Lodge Kendall.

Ils prirent une table pour quatre et Qwilleran leur narra l’histoire à partir de l’étrange comportement de Koko. Mountclemens avait reçu un coup de poignard dans le ventre. L’arme du crime avait disparu. Aucun signe d’effraction n’avait été relevé. La porte donnant sur l’allée était fermée à clef.

— Le corps de Mountclemens sera envoyé à Milwaukee. Il m’avait dit qu’il avait une sœur et la police a retrouvé son adresse ; elle a également confisqué ses derniers enregistrements.

— Les inspecteurs ont fait des recherches dans ses derniers articles, annonça Arch. Je me demande ce qu’ils espéraient trouver. Ce n’est pas parce qu’il s’en est pris à la moitié des artistes de la ville qu’ils sont tous suspects.

— Beaucoup de gens détestaient Mountclemens, affirma Qwilleran. Pas seulement les artistes, mais des marchands de tableaux, des directeurs de musée, des professeurs, des collectionneurs et au moins un barman de ma connaissance. Odd lui-même voulait lui casser un trépied sur la tête.

— Le central téléphonique a sauté, déclara Arch, tout le monde veut savoir qui est le meurtrier. Il m’arrive de penser que nos lecteurs sont devenus fous.

— Mountclemens ne portait pas sa main artificielle quand il a été tué, dit Odd, je me demande pourquoi ?

— Cela me rappelle que j’ai eu une émotion, ce matin, dit Qwilleran. Je suis monté chez Mountclemens pour aller chercher la viande du chat et j’ai trouvé cette main sur le plateau supérieur du réfrigérateur. Quel choc !

— Que pense le chat de tous ces bouleversements ?

— Il est très nerveux. Je le garde chez moi et il sursaute au moindre bruit. Après le départ de la police, la nuit dernière, j’ai mis une couverture sur un fauteuil et j’ai essayé de le coucher, mais il a sauté par terre. Je crois qu’il s’est promené toute la nuit, comme une âme en peine.

— Je voudrais bien savoir ce que sait ce chat.

— Que pouvait bien faire Mountclemens dans le patio par une nuit aussi froide ? reprit Qwilleran. Il portait une veste d’intérieur en velours et un gant à sa main gauche. Cependant, on a trouvé un pardessus dans un coin du patio et l’on pense qu’il est à lui. Le vêtement est à sa taille et porte une griffe de New York. En outre, il est garni d’une pèlerine. Qui d’autre que lui pourrait s’affubler de ce genre de pardessus ?

— Où exactement avez-vous découvert le corps ?

— Au fond de la cour, près de la porte conduisant dans l’allée. Il semblerait qu’il avait le dos au mur, quand on lui a plongé le poignard dans le ventre.

— Maintenant, il va nous falloir un nouveau critique d’art. Voulez-vous du poste, Jim ? demanda Riker.

— Qui ? Moi ? Êtes-vous devenu fou ?

— Cela me donne une idée, dit Lodge. Cherchons à qui le crime profite. Y a-t-il quelqu’un en ville qui désirerait prendre la place de Mountclemens ?

— Ce n’est pas une situation assez lucrative pour courir le risque d’une condamnation pour meurtre.

— Oui, mais elle offre un prestige certain, observa Qwilleran. Un expert en art pourrait y voir une chance de jouer au grand Manitou. Un critique peut faire ou défaire la réputation d’un artiste.

— Qui aurait des qualifications pour un tel emploi ?

— Un professeur, un conservateur de musée, quelqu’un qui ferait partie d’un journal spécialisé dans les questions artistiques.

— Il faudrait aussi savoir écrire. La plupart des artistes s’imaginent qu’ils le peuvent, alors qu’ils en sont incapables.

— Il sera intéressant de voir qui se présentera pour ce poste.

— Savez-vous qui ferait un bon critique ? lança tout à coup Qwilleran, un spécialiste de notoriété publique et qui est actuellement sans emploi.

— Qui donc ?

— Noël Farhar.

— Pensez-vous que ce poste l’intéresserait ? dit Arch, je devrais peut-être l’appeler.

Après le déjeuner, Qwilleran passa le reste de l’après-midi à répondre au téléphone et à la fin de la journée, la tentation de retourner au Club de la Presse pour dîner fut moins forte que celle de rentrer voir Koko. Le chat, se disait-il, était orphelin, à présent. Les siamois avaient particulièrement besoin de compagnie. Ce malheureux petit animal avait été enfermé toute la journée dans l’appartement de Qwilleran. Qui pouvait savoir ce qu’il éprouvait ?

Lorsqu’il ouvrit la porte de son appartement, il ne vit Koko nulle part. Il l’appela par son nom, se mit à quatre pattes pour regarder sous les meubles, chercha derrière les rideaux, sous le lit et jusque dans la cheminée. Peine perdue. L’avait-il enfermé par inadvertance dans un placard ou une armoire ? Une recherche frénétique de tous les meubles et tiroirs se révéla vaine. Cependant, la porte était restée fermée, aucune fenêtre n’était ouverte, il devait donc être dans l’appartement.

En désespoir de cause, le journaliste décida de préparer le dîner, espérant que l’odeur ferait sortir le chat de sa cachette. Il se dirigea vers la cuisine et en s’approchant du réfrigérateur, il se trouva nez à nez avec Koko qui le dévisageait d’un œil calme.

— Là, je mesure toute ta coquinerie ! s’écria Qwilleran, stupéfait. Ne pouvais-tu répondre ?

Koko parut se recroqueviller sur lui-même, sans rien dire.

— Qu’y a-t-il, mon garçon, es-tu malheureux ?

D’un air irrité, le chat changea de position et s’allongea sur le dessus émaillé du réfrigérateur.

— Tu es mal installé, voilà ce que tu as. Après dîner, nous monterons chercher ton coussin, d’accord ?

— Yao, approuva Koko.

Qwilleran se mit à découper la viande.

— Quand ce morceau de bœuf sera épuisé, il faudra que tu te contentes d’une nourriture que j’aie les moyens de t’offrir, ou alors je t’expédie à Milwaukee. Tu vis plus somptueusement que moi.

Quand Koko eut avalé son repas et que Qwilleran eut terminé son sandwich au salami, ils montèrent ensemble chercher le coussin bleu.

Koko entra dans l’appartement avec hésitation. D’un air désemparé, il se promena dans le salon, sentit le tapis ici et là, s’approcha peu à peu du cabinet fermé par des portes à claire-voie qu’il se mit à flairer, avec une concentration appliquée.

— Que cherches-tu, Koko ?

Se dressant sur ses pattes de derrière, le chat griffa la porte, puis tourna la tête pour regarder Qwilleran.

— Tu veux entrer là-dedans ? Pourquoi ?

Koko se mit à carder le tapis, devant la porte, avec une vigueur remarquable et Qwilleran ouvrit.

Autrefois, ce cabinet devait avoir été une lingerie ou un petit bureau. Maintenant, la fenêtre en était condamnée et le réduit était rempli de tableaux placés verticalement ; certains encadrés, d’autres étaient de simples toiles.

Koko furetait le nez à terre. S’arrêtant devant une toile, il essaya de glisser la patte en dessous.

— Je voudrais bien savoir où tu veux en venir ?

— Yao ! répondit Koko, tout excité.

De nouveau, il s’efforça de passer une patte, puis l’autre sous la toile, prenant le temps de se frotter aux chevilles de Qwilleran, avant de reprendre ses recherches.

— Tu veux que je t’aide, je suppose ? demanda Jim, en soulevant le tableau.

Aussitôt, Koko sauta sur un petit objet sombre qu’il tint sous ses pattes. Qwilleran le lui retira pour l’examiner. Qu’est-ce que ce pouvait bien être ? Léger, doux, parfumé... Koko miaula avec indignation.

— Pardonne-moi, lui dit le journaliste, simple curiosité de ma part. Ainsi voilà Menthy-Mouse !

Il lança le jouet au chat qui l’attrapa avec ses deux pattes de devant, puis se roula sur le côté en pédalant avec ardeur avec ses pattes de derrière.

— Viens, sortons de là, dit Qwilleran, en remettant la toile à sa place, non sans y avoir jeté un rapide coup d’œil.

Elle représentait un paysage de rêve, avec des corps sans tête et des têtes sans corps. Il rangea le tableau, en faisant la grimace. Si c’était là les œuvres sur lesquelles Mountclemens comptait spéculer, il ne l’enviait guère. Poussé par la curiosité, il regarda les autres. L’une des toiles était couverte de peinture grise. Uniquement de la peinture grise et la signature dans un coin. Puis il découvrit une sphère d’un rouge violent sur un fond cramoisi qui lui donna un début de migraine.

La toile suivante lui inspira une sensation particulière à la racine des moustaches. Impulsivement, il reprit Koko dans ses bras et retourna chez lui.

Saisissant le téléphone, il composa un numéro qu’il commençait à connaître par cœur.

— Zoé ? C’est Jim. J’ai trouvé quelque chose que je voudrais vous montrer. Je suis monté chez Mountclemens avec Koko et il m’a conduit dans ce cabinet où sont rangés les tableaux. Il a beaucoup insisté. Vous ne devinerez jamais ce que nous avons trouvé ! Un singe ! Oui, une peinture représentant un singe. Pouvez-vous venir la voir ?

Une demi-heure plus tard, Zoé arriva en taxi. Elle avait enfilé son manteau de fourrure sur un pantalon et un sweater. Qwilleran la guettait. Il avait descendu la toile et l’avait placée sur la cheminée, au-dessus du tableau impressionniste.

— C’est bien lui ! s’écria Zoé. C’est l’autre moitié du Ghirotto d’Earl.

— En êtes-vous sûre ?

— Certaine. De toute évidence, c’est un Ghirotto. Sa manière est inimitable. Le fond est du même vert-jaune. Du reste, remarquez comme le sujet est mal équilibré. Le singe est trop à droite et, tenez, on aperçoit même un morceau du tutu de la danseuse, dans ce coin.

Ils contemplèrent tous les deux la toile en silence.

— Ainsi, c’est la moitié qui manque, répéta lentement Zoé... et Mountclemens savait que mon mari la recherchait. Il était parmi ceux qui ont offert d’acheter la danseuse, ce n’est pas étonnant, il avait découvert l’autre moitié du tableau !

Qwilleran tirait sur sa moustache, en se demandant si Mountclemens aurait été capable de tuer pour s’approprier la ballerine ? Mais si tel était le cas, pour quelle raison ne pas avoir emporté le tableau ? Parce qu’il avait été déjà décroché et rangé dans la réserve ? Ou parce que... insidieusement, les ragots que le journaliste avait entendus, à propos de Zoé et de Mountclemens, lui revinrent en mémoire.

Comme si elle avait senti peser sur elle le regard inquisiteur de Qwilleran, Zoé leva les yeux, en disant :

— Je le détestais ! C’était un homme arrogant, mesquin, vindicatif. Je le méprisais. Oh ! comme je le méprisais ! Et pourtant, j’étais bien obligée de le supporter.

— Pourquoi ?

— Ne le voyez-vous pas ? Ma peinture avait l’heur de lui plaire. En me le mettant à dos, je risquais ma carrière. Il n’aurait pas davantage hésité à ruiner mon mari. Que pouvais-je faire ? J’ai flirté discrètement avec lui, parce que je pensais que c’était ce qu’il désirait, mais il s’est soudain mis en tête de me faire quitter Earl pour venir vivre avec lui.

— Qu’avez-vous répondu à cette proposition ?

— Ce fut une manœuvre délicate. J’ai dit, ou plutôt, je lui ai laissé entendre que j’aimerais accepter son offre, mais qu’un sentiment démodé de loyauté me liait encore à mon mari. Quelle pitié ! J’avais l’impression d’être l’héroïne d’un mauvais feuilleton.

— Est-ce que cela a suffi pour le décourager ?

— Hélas non ! Il a continué à me harceler. J’ai vécu un véritable cauchemar, contrainte à mentir continuellement.

— Votre mari savait-il ce qui se passait ?

Zoé poussa un soupir :

— Pendant longtemps, il n’a rien soupçonné. Earl était tellement préoccupé lui-même par ses propres problèmes, qu’il était sourd et aveugle à toute autre considération. Finalement, cela s’est su et le bruit est venu jusqu’à lui. Nous avons eu une horrible scène, mais j’ai réussi à le convaincre que j’étais dans une situation inextricable. Bien sûr, nous n’étions plus très liés l’un à l’autre, si vous voyez ce que je veux dire, mais je lui étais encore très attachée. Et il était tellement seul ! La réussite de sa vie a été d’acheter ce tableau de Ghirotto et sa grande ambition était de retrouver l’autre moitié pour devenir riche.

— Vous ne pensez tout de même pas que Mountclemens a tué votre mari ?

— Je n’en sais rien, soupira Zoé, en le regardant d’un air désolé. Il n’aurait pas accompli un geste aussi définitif pour m’avoir, de cela, je suis certaine. Il était incapable d’aimer une femme avec une telle passion, mais il aurait été capable de tuer pour m’avoir moi et l’autre moitié du Ghirotto.

— Mountclemens avait une passion pour l’art, remarqua Qwilleran.

— Parce que pour lui c’était une forme d’investissement. Il ne partageait ses trésors avec personne. Il ne voulait même pas que l’on sût qu’il possédait des richesses fabuleuses.

— D’où tirait-il l’argent pour se les procurer ? Certainement pas en écrivant des articles pour le Daily Fluxion.

Zoé ne répondit pas tout de suite. Elle se passa la main sur le front, en murmurant :

— Je suis fatiguée. Je voudrais rentrer chez moi. Je n’aurais pas dû parler ainsi.

— Ne vous inquiétez pas, tout s’arrangera. Voulez-vous que j’appelle un taxi ?

— Oui. Merci de vous montrer aussi compréhensif.

— C’est moi qui suis flatté de votre confiance.

Zoé se mordit les lèvres.

— Je crois que je peux encore vous confier ceci : quand Earl a été tué, j’ai éprouvé plus de peur que de chagrin. Je me suis sentie à la merci de Mountclemens et je redoutais ce qui pourrait arriver, quelles seraient ses exigences. Maintenant seulement, je me sens soulagée, délivrée...

Qwilleran regarda le taxi de Zoé disparaître dans la nuit en se demandant si elle avait soupçonné Mountclemens depuis le début ? Considérait-elle le critique comme un ennemi de son mari, un de ceux qu’elle craignait de mentionner à la police ?

D’un autre côté, un homme comme Mountclemens, menant une vie facile, ayant tout à perdre dans une pareille aventure, prendrait-il le risque considérable de commettre un meurtre pour obtenir une femme et un tableau de prix ? Qwilleran en doutait.

Ses pensées revinrent sur le singe posé au-dessus de la cheminée de son appartement. Qu’allait-il en advenir, maintenant ? Avec les dessins de Rembrandt et de Van Gogh, le singe de Ghirotto reviendrait-il à cette femme de Milwaukee ? Selon toute probabilité, elle en ignorerait la valeur. Il serait si facile de...

Une idée commença à germer dans son esprit : « Garde-le. Tais-toi. Donne-le à Zoé. »

Il retourna dans son appartement pour regarder le singe. Sur la cheminée, au pied de la toile, dans le rôle de sentinelle, se tenait Kao K’O Kung. Il fixa Qwilleran d’un air que ce dernier jugea plein de reproche.

— C’est bon. Tu as gagné, dit le journaliste. Je vais prévenir la police.